Air2030 – Le 27 septembre, la Suisse choisira entre rester un partenaire sérieux au centre de l’Europe – ou devenir un fardeau pour ses voisins
Dans la série « Ce que nous ne lisons, n’entendons et ne voyons pas dans les médias romands » , un article de Georg Häsler Sansano qui, à nos yeux, pose parfaitement, d’une part l’enjeu de la votation du 27 septembre 2020 sur l’arrêté fédéral de planification relatif à l’acquisition de nouveaux avions de combat par la Suisse, et d’autre part les conséquences qui devraient s’imposer en termes de débats politiques à mener, en cas de oui dans les urnes.
Un oui aux avions de combat est un signal de politique de sécurité – non seulement pour la Suisse, mais aussi pour l’Europe
Georg Häsler Sansano, Berne – 08.09.2020, 05h30 – Neue Zürcher Zeitung
Traduction : François Monney – Publication sur LUVch avec l’aimable autorisation de l’auteur
Le 27 septembre, la Suisse aura à choisir entre rester un partenaire sérieux au centre de l’Europe – ou devenir un fardeau pour ses voisins.
La Suisse n’est certes qu’un petit État sur la carte, mais elle est compte au nombre des vingt économies les plus florissantes au monde. En matière de politique de sécurité, elle suit sa propre voie – au moins en Europe. Après le tournant stratégique de 1989, elle s’est efforcée de maintenir un système cohérent d’armée, composé de troupes au sol, de cyber-spécialistes et d’une force aérienne. Les avions de combat modernes font partie intégrante de ce système. Conséquence logique : les F/A-18 qui arriveront en fin de vie d’ici 2030 doivent être remplacés ; qui plus est, si l’on tient compte des conflits qui se déroulent à la périphérie de l’Europe ; à tout le moins, si l’on entend disposer encore à l’avenir d’une armée crédible comme instrument d’une politique de sécurité souveraine.
Cependant, il est étonnant de constater à quel point les vicissitudes de la campagne de votation rétrécissent le champ de vision en matière de politique de sécurité. Les opposants aux avions de combat reprochent à l’armée de ne s’orienter qu’en fonction d’un scénario improbable et font comme s’il n’existait aucune nuance entre l’état de guerre et celui de paix. Ils ne conçoivent donc une possible guerre que sous la forme d’une attaque directe contre la Suisse – une conception dépassée et improbable qui appartient au XXe siècle. Selon eux, la Suisse est aujourd’hui définitivement protégée de tout conflit par la grâce du bouclier défensif de l’OTAN et de ses relations amicales avec les pays voisins. L’argumentation ressemble à s’y méprendre à celle des années ’90, lorsque l’Occident croyait à l’histoire de la « fin de l’Histoire ».
Un débat sur la stratégie, après la décision de principe de la population
Pourtant, le contexte géopolitique qui règne en Europe de l’Est, en Méditerranée ou au sud du Sahara est sans équivoque. La confrontation entre les grandes puissances met à rude épreuve l’unité de l’OTAN. Aujourd’hui déjà, les conflits en périphérie de la zone de prospérité de l’Europe occidentale lient une partie considérable des forces armées européennes. Les pays alpins peuvent toujours compter sur l’Armée suisse. Elle permet d’éviter qu’un vide sécuritaire ne se crée dans une région-clé de l’Europe. Car même en cas de tensions accrues, les trente F/A-18 suisses seraient en mesure de contrer de manière décisive des démonstrations de force des parties en conflit. Même si les protagonistes du moment veulent maintenir leur confrontation aussi longtemps que possible en dessous du seuil de la guerre, des « show of force » ponctuels sont possibles – recelant un potentiel d’escalade considérable, pouvant aller jusqu’à un bref conflit armé.
L’acquisition de nouveaux avions de combat ne doit donc pas être considérée uniquement d’un point de vue de politique nationale, mais être replacée dans le contexte européen. Un non le 27 septembre ferait de la Suisse un fardeau pour ses voisins. A partir de 2030, ils deviendraient indirectement responsables de la protection de l’espace aérien de la Suisse, car l’Armée suisse ne sera même plus en mesure d’assurer le service de police aérienne en situation normale. Si, en revanche, le peuple dit oui, la Suisse pourra alors continuer de fournir sa contribution à la sécurité du continent en soulageant les arrières de l’Europe et de l’OTAN dans l’espace alpin. Ce faisant, elle préservera également sa souveraineté sur son espace aérien avec un minimum de moyens. L’Armée suisse restera un partenaire sérieux, qui pourra coopérer sur un pied d’égalité avec les forces aériennes amies.
Cette coopération pourrait être intensifiée avec le pays de provenance des nouveaux avions de combat. Le choix du type revêt donc aussi un aspect politique. Il sera effectué après le vote, sur la base d’une évaluation des capacités et des coûts. Néanmoins, l’argument du « chèque en blanc » avancé par la gauche ne tient pas la route. Le Parlement pourra encore stopper l’acquisition en rejetant le programme d’armement. Il faudra alors réévaluer la question de l’achat de l’avion.
Mais après la décision de principe de la population, il sera surtout judicieux de lancer un débat approfondi sur la stratégie à adopter en matière de politique de sécurité. La Suisse n’est pas le village d’Astérix. Les avions de combat modernes ne peuvent plus être clairement rattachés à un pays particulier, en raison du réseau international de fournisseurs et des chaînes d’approvisionnement. Partant, la Suisse est bel et bien confrontée à une alternative : suivre une voie plutôt européenne, avec l’Eurofighter ou le Rafale, ou alors se rapprocher d’une alliance équipée principalement en matériel américain, en optant pour le Super Hornet ou le F-35. Les deux variantes ont leurs avantages et leurs inconvénients. Nos politiciennes et politiciens devront en débattre publiquement, car l’enjeu est le positionnement de la Suisse en tant que partenaire au sein du monde occidental.
Débat sur la façon de faire face aux nouvelles menaces
Ce débat sur la stratégie serait une nouvelle occasion de poursuivre la réflexion sur la neutralité armée. Elle doit rester une maxime de la politique de sécurité de la Suisse, mais doit être transposée à l’ère des réseaux, des formes complexes de conflits et des nouveaux rapports de force. Les investissements consacrés à la modernisation des Forces aériennes et de l’armée en général peuvent également être compris comme une forme de solidarité de la Suisse avec le concept du libéralisme démocratique occidental en concurrence avec l’autoritarisme. Cette lecture de la politique de sécurité trouverait également une contrepartie concrète et politique lorsqu’il en va des questions centrales de la coopération avec les États-Unis ou les États européens.
De cette manière, la Suisse pourra peut-être aussi se départir enfin de l’éternel discours – fondamentalement rétrograde – sur le sens de l’Armée suisse. Les cris d’orfraies de la droite concernant la perte des traditions militaires suisses et de sa farouche indépendance semblent aussi hors du temps que les idées de la gauche sur un État militaro-autoritaire au service de l’État bourgeois. Ce sont des atavismes argumentatifs du XXe siècle. Un oui aux nouveaux avions de combat offrirait la liberté d’action nécessaire pour affiner le profil de l’Armée suisse en tant qu’un des instruments de notre politique de sécurité – sobrement mais de façon ciblée.
Le débat sur l’Armée suisse de demain fait aussi partie du débat à tenir sur la stratégie à adopter. Le Parti socialiste suisse a déjà abordé ce sujet durant sa campagne et il propose une alternative : les Forces aériennes suisse devrait remplir l’obligation légale d’assurer la police aérienne au moyen d’avions de combat légers, de façon à ménager les F/A-18. En outre, le document du PS demander de miser sur la défense air-sol. Toutefois, cette approche ne résiste pas au « reality check » car elle se fonde dans le passé.
Le PS et, avec lui, un certain nombre d’officiers supérieurs ont toujours exigé que l’Armée suisse soit structurellement « non offensive ». C’est pourquoi le PS a toujours été particulièrement critique à l’égard des chars de combat ou des avions de combat, car ils peuvent également être utilisés de manière offensive. Mais pour pouvoir se défaire d’un adversaire, l’Armée suisse doit aussi être capable d’attaquer. C’est l’opinion la plus répandue. La polémique sur le sujet a atteint son paroxysme dans les années ‘60. Les avions de combat légers sont donc avant tout une réminiscence de cette époque. Même des experts reconnus comme le concepteur d’avions de combat Georges Bridel affirment que ces avions d’entraînement subsoniques sont incapables d’intercepter à temps ne serait-ce qu’un simple avion commercial volant à 10 000 mètres d’altitude.
Le débat d’idées doit aujourd’hui porter sur les bonnes réponses à apporter aux menaces supplémentaires propres à notre époque : la crise du coronavirus n’est pas terminée ; le changement climatique se poursuit. En outre, une panne d’électricité de longue durée pourrait littéralement provoquer un blackout de la Suisse – avec au bout de deux jours seulement de très graves conséquences pour l’économie et la société. Il est donc légitime de s’interroger sur les efforts principaux à fournir en matière de gestion des crises et sur les instruments de notre politique de sécurité. En revanche, il est erroné de jouer une menace contre l’autre, comme le font le PS et les Verts sur tous les podiums de discussion de la campagne en cours. Au contraire, les pandémies ou même le changement climatique sont de véritables facteurs de conflit. Un État qui veut protéger sa population doit donc aussi être capable de répondre à la violence. Au sol, dans les airs comme dans le cyberespace.
Ne pas prendre le risque de créer des lacunes capacitaires
En effet, les nouveaux avions de combat ne sont pas en concurrence avec une défense efficace contre les attaques numériques, mais ils combinent avantageusement les capacités nouvelles et conventionnelles des forces armées. Dans une situation d’escalade, les pirates informatiques et les guerriers de l’information jettent les bases de l’utilisation conventionnelle de la force. Ils sont les marathoniens des conflits modernes ; les forces militaires conventionnelles doivent, elles, être capables de se mettre en action à tout moment, comme des sprinteurs. Suite à l’expérience ukrainienne de 2014, l’OTAN a certes renforcé dans les États baltes ses capacités en matière de cyberguerre et d’infoguerre, mais elle a également investi dans des chars et des avions de combat dans le cadre de sa présence en première ligne (Enhanced Forward Presence).
Un oui aux avions de combat donnera à l’Armée suisse la possibilité de continuer à fonctionner comme un système complet après 2030. Elle conservera sa capacité d’effectuer des sprints dans les airs, en réseau avec les forces terrestres et les marathoniens du cyberespace. Sans aviation, l’Armée suisse n’est plus une armée. Le mandat constitutionnel de la défense nationale devrait alors être modifié.
En outre, le temps presse : la votation du 27 septembre est la dernière chance de remplacer le F/A-18 en toute sérénité. Une nouvelle prolongation de la durée de vie de la flotte actuelle n’est plus possible. Un vote négatif créerait une lacune inquiétante, et qui ne pourrait être comblée que plus tard, pour un prix exorbitant. La formation très coûteuse des pilotes repartirait pratiquement de zéro. Un pays aussi riche que la Suisse peut actuellement se permettre de prélever sur le budget ordinaire de l’armée les six milliards nécessaires à l’achat de nouveaux avions de combat et financer avec ce même budget ordinaire leurs coûts d’exploitation sur 30 ans.
Un oui résolu aux nouveaux avions de combat enverra donc un signal. Il concrétisera une volonté : celle de continuer à pouvoir se défendre contre toute convoitise à l’avenir et en même temps de demeurer un partenaire de la politique de sécurité de l’espace alpin. Car les périls géopolitiques des prochaines années sont une préoccupation commune à tous les États européens.