Air2030 – Le Conseil fédéral placé sur les cornes d’un dilemme

Avec leur annonce du dépôt de deux textes d’initiatives populaires contre le F/A-18 et le F-35, à quelques semaines de la décision du Conseil fédéral sur le type d’avion, le GSsA, les Vert·e·s et le PS poursuivent la mise en œuvre d’une stratégie formulée ouvertement en 2017 et rappelée clairement au soir de la votation. Cela place de fait le Conseil fédéral sur les cornes d’un dilemme : choisir un avion américain et courir le risque de perdre en votation populaire, ou choisir européen au risque de paraître avoir cédé sous la pression politique.

Titulaires actuels : Viola Amherd ; Simonetta Sommaruga ; Ignazio Cassis (Vice-président) ; Guy Parmelin (Président) ; Ueli Maurer ; Alain Berset ; Karin Keller-Sutter ; Walter Thurnherr (chancelier de la Confédération)

Nous l’écrivions en septembre 2020, dans la foulée d’Éric Felley : la « bataille du ciel » ne commencera effectivement qu’après le 27 septembre. Et c’est bien la gauche qui jouera le rôle d’arbitre des débats sur la quatrième dimension de l’avion, celle politique ou géopolitique : américaine ou européenne ?

Les réactions ont fusé après l’annonce le 25 mai 2021 par le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA), les Vert·e·s et le Parti socialiste suisse (PS) du dépôt de deux textes d’initiatives populaires afin d’être en mesure de lancer immédiatement la récolte des 100’000 signatures nécessaires si le Conseil fédéral venait à porter son choix sur l’un ou l’autre des deux avions de combat américains en lice pour Air2030 : mauvais perdants… stratégie revancharde… irrespect des règles du jeu… déni de démocratie… abus des droits populaires… prise d’otage… chantage… antiaméricanisme primaire… insulte à un pays ami…

Le fait est qu’en réalité l’annonce du GSsA, des Vert·e·s et du PS ne constitue pas vraiment une surprise pour qui lit leurs publications et écoute leurs déclarations. Elle relève des exigences formulées dans le Document conceptuel sur les forces aériennes du PS Suisse approuvé par l’Assemblée des délégué·e·s du 14 octobre 2017 à Olten, à savoir [c’est nous qui soulignons] :

  • Pour le développement de la coopération des forces aériennes avec les États voisins, l’origine des futurs avions de combat est une question essentielle. […] La Suisse se trouve au cœur de l’Europe et fait partie de la communauté de valeurs européenne. (pt 5.2, p.12)
  • La perte d’importance des relations transatlantiques, sur laquelle Trump a beaucoup insisté, renforce une tendance en cours depuis des décennies, qui veut que les États-Unis relativisent leurs liens avec l’Europe. (pt 5.2, p.13)
  • Le PS demande donc que l’on soumette à référendum l’arrêté de planification proposé et que l’on présente aussi le projet d’acquisition terminé au peuple pour votation. (pt 5.1, p.12)

L’annonce du 25 mai 2021 ne tient donc pas de la tactique de mauvais perdant, ne constitue pas une surprise stratégique et se situe à des années lumières de l’antiaméricanisme primaire, ou même du torpillage du processus d’acquisition dénoncé par certains.

Dans l’après-midi du 27 septembre 2020, sitôt les résultats du vote connus et la déception passée, les représentants du PS et des Vert·e·s ont tendu la main aux vainqueurs du jour. D’une façon pouvant être perçue comme âpre certes, comme la sauce des salades servies dans le feu de la campagne de votation, mais une main tendue tout de même. Si le PS et les Vert·e·s dérangent sur la forme, sur le fond ils s’inscrivent, dans la recherche du consensus propre au fonctionnement politique de la Suisse. Ils ont déclaré clairement comment ils entendaient respecter une volonté populaire exprimée du bout des lèvres. Ils ont donc rappelé les demandes formulées en 2017 déjà, à savoir que le mieux serait de choisir un avion de combat en provenance d’un pays européen, pour construire sur la durée une coopération en matière de forces aériennes avec des États faisant partie de la même communauté de valeurs [1 cf. “Notes” en fin d’article] que la Suisse, et non un appareil fournit par un pays dont nous sommes séparés par un océan autant physique, que sociétal, politique et géostratégique.

Aujourd’hui, le GSsA, les Vert·e·s et le PS font ce qu’ils ont dit le 27 septembre 2020, mais sans attendre la décision du Conseil fédéral, pour lui mettre d’ores et déjà la pression. Et cela place de fait le Conseil fédéral sur les cornes d’un dilemme : choisir américain et courir le risque de perdre en votation populaire, ou choisir européen et paraître avoir cédé sous la pression politique, si d’aventure les rapports d’évaluation venaient à conclure qu’acheter américain constituait la solution largement la plus adaptée ou avantageuse pour notre pays.

D’ailleurs, le temps et sa marche jouent en faveur du GSsA, des Vert·e·s et du PS, et au détriment du Conseil fédéral ainsi que des défenseurs du programme Air2030. Trente mois ! C’est l’intervalle de temps entre le début de la récolte des signatures et la mise en votation du texte de l’initiative, si tout se déroule extrêmement vite. Trente mois, c’est suffisamment long pour faire progresser des idées au sein de la population, exploiter des tendances lourdes à l’œuvre au sein de la société et faire basculer cinq cantons sur les dix-huit qui ont voté en faveur de l’acquisition de nouveaux avions de combat le 27 septembre 2020. Trente mois, c’est en revanche extrêmement court pour espérer changer des biais cognitifs cultivés avec soin depuis au moins une décennie par les abolitionnistes de l’armée, inverser des tendances sociétales lourdes et ainsi imaginer faire aussi bien, voire mieux que 50,1% en votation populaire. Sauf espérer ou compter sur une dégradation rapide et significative de la situation sécuritaire en Europe pour y parvenir. Mais l’espoir n’est pas une stratégie. Et ce genre d’espoir toxique encore moins.

Beaucoup jugent aujourd’hui intolérable le procédé du PS et des Vert·e·s. Le choix de l’avion de combat le plus adapté à notre pays sera cette fois-ci dicté par les recommandations de l’équipe de projet forte d’une septantaine de spécialistes à l’œuvre depuis plusieurs années. Pour les adeptes de cette approche, assimilable à l’expression d’un trouble de stress post-traumatique né de la débâcle du Gripen en 2014, le choix d’un avion de combat est une question de défense aérienne intégrée, donc une affaire d’experts et de militaires. Les considérations de politique extérieure n’auraient rien à faire avec ces questions hautement techniques, complexes et compliquées. Acheter américain ou acheter européen serait donc bonnet blanc, blanc bonnet en termes de politique de sécurité. Nous pensons au contraire que ne pas vouloir faire de distinction entre l’objet politique (la politique de sécurité, soit l’affaire du politique, donc des réprésentant·e·s du souverain, partant de la population) et le but militaire (disposer des moyens pour remplir une mission donnée, soit l’affaire des experts) est une erreur. L’objet politique et le but militaire sont certes différents, mais ils ne sont pas indépendants l’un de l’autre ; le second est d’ailleurs subordonné au premier dans un pays démocratique.

Et c’est aussi ce que dit la présidente du PLR.Les Libéraux-Radicaux, Petra Gössi, quand elle déclare dans la NZZ am Sonntag du 24 avril 2021 : « Nous l’avons bien vu lors du vote sur les avions de combat : on a pensé qu’il ne s’agissait que de quelques avions. Mais en fait, il s’agissait de grandes questions de politique de sécurité – malheureusement, cette discussion n’a pas eu lieu, car on ne peut la tenir que si le Conseil fédéral in corpore affirme : cette question nous concerne toutes et tous, pas seulement une ou un chef de département. »

Depuis le lancement du programme Air2030, dans les médias et durant la campagne de votation, on a parlé un peu des coûts d’entretien ou d’utilisation des avions de combat, beaucoup du prix d’achat, passionnément des milliards que représentait cette acquisition et de son utilité, [jusqu’]à la folie du meilleur avion pour la Suisse et des autres qu’il aurait fallu évaluer, ou non, ainsi que des dépendances technologiques plus ou moins fantasmées. Mais nous n’avons pas du tout parlé de politique de sécurité et d’orientation stratégique de son pilier militaire en cas d’achat américain ou européen. Les experts ont à chaque fois été invoqués pour décourager toute velléité d’aborder ces grandes questions. Comme si les rapports et avis d’experts devaient dicter les réflexions et la décision politiques, et non leur servir de bases, les fonder ou les légitimer. Comme si la population – le souverain dans ce pays – n’avait pas à être impliquée dans un débat sur la politique de sécurité.

Le véritable but du PS, des Vert·e·s et du GSsA n’est pas tant de chercher la votation sur une initiative populaire que de chercher une situation stratégique si avantageuse que, si elle n’amène pas d’elle-même la décision d’acheter un des deux avions européens évalués dans le cadre d’Air2030, sa continuation par une initiative populaire produira certainement cette décision. Ou alors elle créera une situation dans laquelle le Conseil fédéral n’aura d’autre choix en dernier recours que d’opter pour l’avion de combat proposé récemment par le PS, s’il veut disposer au-delà de 2030 d’une flotte d’avions de combat pour exercer sa souveraineté sur l’espace aérien avec un service de police aérienne minimum.

L’annonce faite par le PS, les Vert·e·s et le GSsA du dépôt de deux textes d’initiatives populaires à ceci d’intéressant qu’elle vient rappeler qu’un avion de combat, en plus d’être un système d’arme bourré de technologie, est aussi un outil militaire à fortes dimensions politiques, intérieures comme extérieures, pouvant être profitables pour la sécurité de la Suisse. Le PS l’affirmait déjà en 2017 ; il l’a rappelé l’après-midi du 27 septembre 2020 ; il le redit à nouveau aujourd’hui. Ce n’est ni une attitude revancharde, ni un déni de démocratie, du chantage ou de l’antiaméricanisme primaire. C’est une stratégie de main tendue pour, une fois la fureur d’une campagne de votation passée, poursuivre la recherche d’un consensus dans la mise en œuvre de la volonté populaire exprimée dans les urnes. Ce n’est pas nouveau, c’est même très Suisse. Tout comme placer le Conseil fédéral sur les cornes d’un dilemme pour ladite mise en œuvre.


Note

[1] Voilà qui rappelle furieusement les trois espaces déterminants vers lesquels devrait tendre l’attention stratégique de la Suisse, un modèle conceptuel élaboré par le forum d’entrepreneurs du Lilienberg qui, jusqu’à preuve du contraire, n’est pas un repaire d’antiaméricain·e·s primaires ou de gauchistes rêvant de la suppression de l’armée (cf. notre article Politique de sécurité : les trois espaces d’importance stratégique du Forum d’entrepreneurs du Lilienberg)

Air2030 – Le Conseil fédéral placé sur les cornes d’un dilemme

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