Air2030 – Rafale de questions citoyennes

À côté de sa charge de municipal à Grandson (VD), Monsieur Olivier Reymond est un des administrateurs de la page Facebook de la Revue Militaire Suisse [RMS]. Il a été le chef d’orchestre des publications sur ladite page durant la campagne de votation sur l’acquisition de nouveaux avions de combat. Ce dimanche 27 juin 2021, il a publié sur sa page Facebook personnelle une analyse de la rafale d’informations qui s’abat sur la population depuis quelques jours. Monsieur Reymond nous a aimablement autorisé à publier son analyse sur LUVch.


OLIVIER REYMOND – Ces derniers jours, une pluie d’informations concernant les avions de combat, et le possible choix du Conseil fédéral, s’abat sur la population. Si ce soudain intérêt de la presse généraliste pour la chose militaire n’est pas pour me déplaire, il soulève également quelques questions et remarques qu’il me semblait pertinent de formuler ici. De plus, cela permettra de « synthétiser » tout ce qui a pu être dit ou écrit sur le sujet ces dernières semaines.

Avant cela, je tiens à [re]préciser que je ne suis qu’un citoyen intéressé par les questions de politiques de sécurité et de défense. Je ne suis pas pilote, ni officier, ni ingénieur, ni industriel et n’ai aucun papier attestant d’un quelconque degré d’expertise dans le domaine. J’ai bien tenté d’obtenir quelques confessions sur l’oreiller de la part de Mme Amherd, mais la dame refuse encore et toujours de succomber à mes avances. Et puis il faut dire qu’il y a déjà quatre industriels qui tentent de la séduire avec insistance, et avec bien plus d’arguments à faire valoir que moi.

En outre, j’annonce la couleur : je penche plutôt du côté du Rafale. Je ne suis à nouveau pas un spécialiste, mais les éléments pouvant être trouvés dans les médias et référencés plus bas expliquent mon choix, forcément subjectif puisqu’il y a une quantité de critères et d’informations auxquels je n’ai pas accès. On peut donc dire que je suis très honnêtement malhonnête, ce que ne renierait pas Jack Sparrow.

Mes sources figurent en pied d’article, sans parler de quelques discussions tout à fait informelles avec quelques officiers et connaisseurs du dossier, dont je tairai l’identité ici, pour leur éviter la honte de voir leurs noms associés au mien.

Ces quelques précisions faites, décollons !

Comme dit en préambule, c’est l’effervescence dans la presse au sujet du choix du prochain avions de combat helvète. Avant toute chose, je tiens à rappeler que, contrairement au Gripen de 2014, tous les avions sélectionnés remplissent les critères minimaux suisses. Dans ce cadre, il semble ne pas y avoir d’aéronef qui soit fondamentalement inadapté à notre pays. Mais alors pourquoi les passions se déchaînent ? Voyons plutôt.

Initialement, les médias et les spécialistes indiquaient que le Rafale avait les faveurs d’armasuisse et, semble-t-il, des politiciens. Plusieurs raisons expliquaient cet état de fait. Premièrement, l’appareil français avait laissé un bon souvenir aux militaires et, dans une moindre mesure, à l’opinion publique suisse, ayant terminé premier des précédentes évaluations de 2008-9. Ensuite, le Rafale a remporté dernièrement 3 contrats à l’exportation (18 appareils en Grèce, 30 en Égypte et 12 pour la Croatie), en sus des autres depuis 2015. Ce faisant, il montre qu’il est un avion performant et pris au sérieux, puisque l’Égypte et la Grèce connaissent des tensions importantes avec leurs voisins. En outre, ces commandes assurent à la chaîne de production de continuer de tourner pendant quelques années, tout en faisant diminuer le coût de production à l’unité, ainsi que le coût de maintenance. En effet, et fort logiquement, plus il y a d’appareils produits, moins cela coûte cher à l’unité. Il en va de même pour les pièces de rechange. Toujours du point de vue industriel, Dassault a assuré que son appareil serait maintenu en service jusqu’en 2070. De plus, la France garantirait (le conditionnel est de mise, l’information, comme beaucoup d’autres dans ce genre de dossier, est classifiée) une meilleure autonomie stratégique à la Suisse que ses concurrents, et notamment américains. Le code source du logiciel de bord serait fourni par Dassault et la France ne demande pas à ses clients export des rapports et des autorisations sur la manière dont ses avions sont utilisés. Enfin, acheter européen pourrait constituer un gage diplomatique de bonne volonté envers l’Europe, avec qui les relations sont loin d’être au beau fixe par suite de l’abandon des négociations sur l’accord-cadre.

Jusqu’ici tout allait donc bien. D’autant plus que les concurrents du Rafale semblaient en relativement mauvaise posture. Par exemple, Boeing s’est vu critiqué par Ruag sur la durée de vie réelle de ses aéronefs dans le ciel suisse, qui serait de seulement 1/3 de celle annoncée par le constructeur. De ce fait, la presse alémanique l’a surnommé « Panenjet ». En outre, le Super Hornet ne sera plus commandé par l’US Navy à l’avenir. Dès lors, la « survie » industrielle de cet avion dépend désormais entièrement des commandes à l’export, qui restent aujourd’hui très hypothétiques. Enfin, il faut ajouter à cela l’opposition de la gauche pour les avions américains. Le « super frelon » a en revanche pour lui d’être le successeur du F/A-18 actuel, diminuant ainsi les frais d’adaptation des infrastructures et de formation liés à la transition d’un appareil à l’autre.

L’Eurofighter se trouve quelque peu dans la même situation, avec une chaîne d’assemblage dont la pérennité est loin d’être assurée. En outre, le programme souffre depuis longtemps d’un manque de leadership, faisant se multiplier les projet de modernisation différents et les coûts qui vont avec. Lors des précédentes évaluations, il avait obtenu un moins bon score que le Rafale, tout en étant réputé plus cher que ce dernier, la faute aux choix politiques et industriels effectués lors de la conception de l’appareil. Il faut ajouter à cela une très mauvaise réputation en Suisse-allemande, où il a beaucoup été question de l’affaire des Typhoon autrichiens, qui ne volent pratiquement pas et auraient été sélectionnés du fait de pots de vin. Dans ces conditions, cet avion ne semblait pas être un candidat particulièrement attractif, si ce n’est qu’il a pour lui d’être européen. La presse a d’ailleurs révélé aujourd’hui que les quatre nations du consortium Eurofighter (Grande-Bretagne comprise, ce qui est assez cocasse tout de même) avaient proposé un « paquet global » à la Suisse, dépassant de loin les considérations militaires et les contreparties industrielles.

Enfin, le F-35 ne finit pas de défrayer la chronique. Il est évidemment question de ses nombreuses failles, critiques pour certaines, et pour lesquelles il n’existe encore pas de solution. De plus, il reste cher à l’exploitation. Tant et si bien que l’US Air Force envisage de ne pas en commander autant qu’escompté initialement, faisant craindre une [nouvelle] envolée des coûts. On peut se douter que certains petits clients européens tremblent à cette idée. Et là aussi, la gauche est en embuscade, notamment pour des questions de souveraineté (ce qui est plutôt ironique, quand on y pense, mais passons). Le F-35 nécessite en effet une très étroite collaboration avec son constructeur pour assurer sa maintenance. Le logiciel dédié, ALIS, envoie des données en permanence à Lockheed-Martin. Un autre logiciel, ODIN, plus léger et soumis à moins de problèmes serait en développement, mais il nécessite toujours de faire transiter un important flux de données au constructeur. Si tous les avions en compétition sont soumis à ce principe, le F-35 pousserait très [trop ?] loin cette logique. En revanche, le fleuron de l’aéronautique américaine a pour lui d’être un avion de « 5ème génération », terme qui n’a en fait aucune signification, sinon celle que les commerciaux américains veulent bien lui donner. S’il est moins rapide et manœuvrant que ses concurrents, il dispose de capacités de récolte et de traitement de données impressionnantes, ce qui le classerait justement comme avion de 5ème génération, de même que sa furtivité. Simplement, cette avance serait en train de se réduire rapidement et la version F4 du Rafale, proposée à la Suisse et produite dès 2025, aurait par exemple des capacités de discrétion qui donnent le change à la furtivité du F-35.

Dans ce cadre, l’on comprend relativement facilement pourquoi le Rafale avait les faveurs des spécialistes et politiciens suisses. Mais alors, comment diable est-ce possible que le F-35 soit tout à coup placé en meilleure position dans la compétition ? Est-ce que cet appareil serait subitement devenu l’avion miraculeux que les États-Unis annoncent depuis maintenant des années ? Ou il y a-t-il autre chose ? Vous l’aurez compris, il s’avère que c’est plutôt la deuxième solution qui l’emporte.

Premièrement, il semblerait que ce ne soit pas forcément grâce à ses qualités techniques que le F-35 aurait subitement opéré sa remontée, mais bien grâce à une offensive sur les coûts et les contreparties économiques. Sans être dans le secret du DDPS, je mettrais ainsi ma main à couper que dans le cadre d’une évaluation purement technique, sans critère financier, le F-35 ne sortirait pas vainqueur. Mais, bien évidemment, l’argent est le nerf de la guerre et ce critère ne peut être écarté. Alors comment le « Lightning II » a-t-il pu passer d’avion à la réputation d’être cher à celui d’aéronef offrant le « meilleur rapport qualité-prix ? »

Comme bien souvent avec Lockheed-Martin, grâce à de jolies astuces comptables et artifices industriels. Les très inventifs commerciaux américains n’hésitent pas à proposer des offres utilisant le cours du dollar de… 2012, des avions sans moteur, etc. pour faire baisser le prix de l’offre, dont le contrat comporte à coup sûr quantité de petites lignes au bas des feuilles.

Dans le cadre de l’appel d’offres suisse, l’industriel américain a donc fait grandement baisser les coûts globaux de son appareil en proposant… de ne pas trop voler avec. Si si. L’offre de Lockheed-Martin comprendrait en effet un très gros nombre d’heures effectuées sur simulateur, tout en faisant passer la chose comme étant absolument révolutionnaire. Or, il n’en est rien puisqu’il va de soi que tous les appareils disposent de simulateurs très performants, chose tout à fait commune d’ailleurs. Le prix à l’heure de vol resterait dans tous les cas très élevé. La Liberté indique par exemple qu’à la Chambre des représentants du Parlement américain, en 2019, « le tarif de 44 000 dollars à l’heure de vol a été cité pour le F-35, contre 25 000 pour le F/A-18, également en compétition en Suisse. Concernant le Rafale, une réponse du Gouvernement français à un parlementaire indiquait en 2019 un ordre de grandeur similaire au F/A-18. » Pour ce qui est du prix d’achat (ce qui ne veut pas dire grand-chose, puisque l’on ne sait jamais vraiment ce qui est compris dans l’achat, mais ceci désigne certainement l’avion « tout nu »), le site Portail aviation a trouvé les chiffres suivants : le coût unitaire du F-35 est de 89 millions de dollars, alors que celui du Super Hornet est de 51 millions de dollars et le Rafale C à 57 millions d’euros. Dans tous les cas, ce n’est rien de dire que l’argument du rapport qualité-prix favorable au F-35 a suscité quelques froncements de sourcils appuyés chez les amateurs d’aéronautique.

De plus, Lockheed-Martin aurait promis un juteux partenariat avec Kudelski. Simplement, les promesses n’engagent que ceux qui y croient et les Américains sont devenus des spécialistes dans l’art de faire miroiter d’importantes contreparties économiques qui ne se réalisent finalement pas. Ce ne seront pas les Belges qui me contrediront !

Outre l’aspect financier, ces subites « fuites » dans la presse suscitent une vague d’interrogations. Premièrement, elles risquent de jeter l’opprobre sur armasuisse et les critères sélectionnés dans les évaluations. Bon après, on ne peut pas forcément dire qu’armasuisse ait brillé ces dernières années, en particulier avec l’acquisition du drone Hermes HFE. En outre, il semblerait que Lockheed-Martin aurait fait une offre de dernière minute, ce qui pose évidemment des questions : les Américains auraient-ils eu vent du détail des offres de ses concurrents ? Dans ce cas, le cadre de la procédure ne serait pas respecté et les industriels lésés pourraient faire appel du choix des autorités suisses.

Deuxièmement, si Lockheed-Martin a pu faire une offre de dernière minute, les autres industriels y auront-ils aussi droit ? Si ce n’est pas le cas, alors il y aurait à nouveau un problème d’équité. Dans tous les cas, pourquoi permettre des propositions de dernière minute ? Normalement, les offres ont été rentrées à la fin de l’année dernière et, à mon sens, il n’aurait pas dû être possible d’en faire de nouvelles, à moins que cela ne soit expressément demandé par le Conseil fédéral et ce à tous les constructeurs. D’autre part, ces offres sont extrêmement complexes. J’ai personnellement de la peine à comprendre pourquoi il aurait fallu six ou sept mois pour analyser les propositions faites en novembre, mais seulement quelques jours pour prendre en compte celle de Lockheed-Martin.

En outre, le minutage de ces révélations est quelque peu étrange. Le site Portail aviation a fait un joli petit travail d’investigation sur cette question. En effet, les rédacteurs de ce site ont remarqué que les articles plaçant subitement le F-35 en tête ont été publiés de manière très rapprochée (16h50 par NZZ, puis 16h58 par SRF le lundi 21 juin), avant d’être reprise par Reuters, une agence de presse américaine, seulement une heure plus tard, soit avant que le reste des médias nationaux helvètes n’aient le temps de reprendre eux-mêmes l’information. Autrement dit, la « fuite » semble organisée depuis les États-Unis. De plus, le calendrier lui-même n’est pas anodin, le choix devant être communiqué initialement deux jours après la publication de ces articles. La pratique n’est pas nouvelle et de nombreux appels d’offre sont soumis à de pareils agissements. Les sous-marins français vendus à l’Australie ou les Rafale en Inde en sont de parfaits exemples. Ces opérations de communication visent à influencer l’opinion publique qui, bien que n’ayant pas forcément un avis éclairé sur la question, pèse évidemment sur le choix final de l’appareil. Et quand je dis « l’opinion publique qui n’a pas un avis éclairé sur la question », je m’inclus dedans, comme je l’ai dit initialement.

Quoi qu’il en soit, Lockheed-Martin semble avoir fait une offre qui, si elle semble douteuse par certains aspects, correspondrait parfaitement à tous les critères de la compétition suisse. Dès lors, le Conseil fédéral va se trouver bien emprunté pour trancher :

  • soit il respecte le résultat des évaluations et donne son feu vert à l’achat d’un avion qui ne fait pas l’unanimité, dont les coûts risquent d’obérer les finances du reste du DDPS de manière importante et dont l’acquisition sera une nouvelle fois contestée en votation par la gauche, votation qu’il sera d’ailleurs difficile de remporter ;
  • soit il désavoue armasuisse, comme en 2013 et avec le résultat que l’on connaît, et opte pour un autre appareil, probablement le Rafale.

En sus, il est également question de savoir quel important partenaire la Suisse compte fâcher : les Américains en ne choisissant pas l’appareil sorti vainqueur ou les Européens qui sont déjà passablement échaudés par la Suisse.

On le voit donc, il ne doit guère être confortable de se trouver dans le siège de Mme Amherd ces jours et il sera très intéressant de voir quel choix sera effectué, pour quelles raisons, et quelles en seront les conséquences politiques intérieures et extérieures.


Sources


Air2030 – Rafale de questions citoyennes
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3 thoughts on “Air2030 – Rafale de questions citoyennes

  • 28. juin 2021 at 17:31
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    Article clair et concis, merci !

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  • 29. juin 2021 at 9:45
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    Article particulièrement intéressant et synthétique. On sait que les appels d’offres militaires sont un domaine assez glauque où tous les coups sont permis, mais j’avoue que les pressions « amicales » de l’Oncle Sam commencent non seulement à se voir (cf. analyse chronologique dans votre article) mais à en lasser plus d’un. Amitiés de France.

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