La Suisse est l’un des pays les plus sûrs au monde. Cependant, la sécurité ne va pas de soi : elle n’est ni évidente ni gratuite. Vivre dans un environnement sûr nécessite d’investir dans la sécurité. Cela touche toute la gamme des risques et menaces potentiels, qu’ils soient sociaux, sanitaires, cybernétiques, terroristes ou militaires. Après des décennies de prospérité, beaucoup l’ont oublié ou ne veulent plus prendre en considération certains aspects de cette palette des risques et menaces. Notre monde est devenu toujours plus volatile, incertain, complexe et ambigu au cours de ces dernières années. Au cours des décennies qui ont suivi la fin de la guerre froide, les risques et menaces se sont diversifiés et rapprochés de nous géographiquement. Le fait que d’autres menaces soient apparues entre temps et aient gagné en acuité ne va pas à l’encontre d’un renouvellement des moyens de protection de l’espace aérien.
Les « nouvelles » menaces ne remplacent pas les « anciennes », elles les complètent.
Dans le domaine des risques et menaces, il ne s’agit pas de choisir entre l’un ou l’autre, car il est possible, et même très probable, que plusieurs menaces surgissent simultanément. Par exemple, le moment idéal pour un acte terroriste ou une cyber-attaque est celui où les ressources d’une société sont absorbées par les conséquences d’une pandémie.
Les systèmes à acquérir pour remplacer nos moyens de défense aérienne de plus en plus obsolètes devraient être opérationnels à partir de 2030 environ ; ils permettront d’assurer la protection de la population suisse et de nos infrastructures critiques jusqu’en 2060 au moins. Les quatre décennies qui nous séparent de 2060 sont également marquées par de nombreuses incertitudes. Par exemple, nous ne savons pas sous quelle forme la Suisse définira sa neutralité à la lumière du développement de la situation sécuritaire internationale.
L’importance stratégique de la région de la mer Baltique pour la sécurité et la stabilité en Europe s’est clairement accrue au cours de ces dernières années, notamment pour l’Europe occidentale et centrale. La relation tendue qu’entretien la Russie avec les États de la région – principalement avec les cinq qui ont frontière commune avec elle – constitue un facteur central d’incertitude et d’instabilité. La Russie est perçue comme une menace par nombre de ses voisins depuis l’annexion de la Crimée, en violation du droit international, mais surtout depuis le déclenchement du conflit dans l’est de l’Ukraine.
La mer Baltique est d’une importance stratégique pour la Russie. D’importants ports et chantiers navals russes sont situés sur la mer Baltique, et le bois, le pétrole, le gaz ainsi que d’autres biens transites par cette voie. Le gazoduc Nordstream passe également par là. Personne ne s’attend à une agression militaire à l’heure actuelle. Comme en Ukraine, les gens se préparent plutôt à une tactique dite hybride : petites piqûres et provocations qui créent de l’insécurité et alimentent les craintes. Notamment dans les républiques baltes, qui n’auraient rien à opposer à leur puissant voisin en cas de nécessité.
Mais l’action perturbatrice peut être accrue. Après tout, les États baltes, en particulier, dépendent de la fluidité du trafic maritime dans la mer Baltique. Ils peuvent difficilement s’approvisionner par voie terrestre ou aérienne uniquement. Si la Russie devait perturber le trafic maritime ou même bloquer les voies maritimes, ce serait catastrophique pour eux. Mais pas que : en cas de conflit dans la région, la mer Baltique a également une importance stratégique pour l’OTAN, en tant que voie de ravitaillement. Les liaisons ferroviaires vers les États baltes sont médiocres et l’on peut assez aisément s’emparer de l’oblast de Kaliningrad, l’exclave russe située entre la Lituanie et la Pologne. Il existe un potentiel de conflit ici, à une heure de vol de la Suisse, qui n’est en rien inférieur à la situation en Crimée. Cela explique les efforts d’armement consentis par la Pologne.
Si une crise devait éclater dans les États baltes, le Conseil fédéral devra disposer d’options pour, si nécessaire, pouvoir restreindre l’usage de notre espace aérien, pour sauvegarder notre neutralité. En pareille situation, drones et avions d’entraînement armés ne lui seraient d’aucune utilité.
En outre, la crise du coronavirus a changé le monde d’une manière qu’il était difficile d’imaginer il y a quelques mois à peine, et diverses études montrent comment le changement climatique pourrait avoir un effet similaire. Jetons un regard sombre, par exemple, sur un monde dans lequel les émissions de gaz à effet de serre augmentent de manière incontrôlée : dans 30 ans, 20 à 30 % de la population mondiale vivra dans des régions trop chaudes pour un habitat humain ; notamment, une grande partie de l’Afrique du Nord deviendra inhabitable. Des troubles sociaux et militaires y éclateront et des vagues de réfugiés d’une ampleur sans précédent frapperont les régions du monde encore habitables.
On ne fera pas face à ces défis uniquement avec des moyens logistiques. Là où règnent les guerres de gangs, où la terreur se répand, où les armées de mercenaires financées par des États ayant des intérêts locaux particuliers s’affrontent, il n’y aura d’autre option que d’y mener une action militaire déterminée. En pareille situation, la Suisse, qui se trouve au cœur de l’Europe – même si elle n’est pas membre de l’UE – devrait fournir des contributions autre que de mettre des milliards à disposition.
Dans un environnement géopolitique et géostratégique toujours plus volatile, incertain, complexe et ambigu, il convient de ne pas écarté l’éventualité de la « surprise stratégique ».
Les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir ! L’argument selon lequel nous sommes « entourés d’amis » n’est pas défendable :
- il est trompeur, voire négligent, de prétendre pouvoir miser unilatéralement sur la solidarité internationale en cas de crise, car chaque pays souverain s’organise d’abord pour lui-même en pareille situation. Nous en voulons pour preuve qu’au début de la crise du coronavirus, plusieurs de nos pays voisins ont bloqué à leurs frontières des fournitures médicales essentielles pour la Suisse, provenant de l’étranger par la mer ; dans un premier temps, ces pays n’ont pas autorisé l’entrée de ces biens en Suisse, cela pour satisfaire d’abord leurs propres besoins ;
- être dépendant de l’étranger pour sécuriser notre espace aérien en temps de crise est incompatible avec notre neutralité.
Dans les situations de crise, les conditions de « beau temps » ne fonctionnent plus. C’est une des leçons de la crise du coronavirus.
Une autre leçon est qu’il est impératif de penser l’impensable, penser la surprise stratégique, celle que nous ne pouvons pas encore voir à vue humaine.
Nous arriverons alors à la conclusion qu’il pourrait y avoir différents scénarios dans lesquels la Suisse devrait repenser la conception de sa neutralité, sans pour autant y renoncer. Dans ce contexte, les moyens militaires resteront indispensables à l’avenir.