Menace – Non, la guerre n’est pas un phénomène rationnel !
Par Bernard Wicht
Privat-docent à l’Université de Lausanne
Intervenant à l’École militaire de Paris
Ces derniers temps, plusieurs commentateurs se sont exprimés sur l’acquisition du nouvel avion de combat en essayant d’apporter un regard rationnel sur la question. Il s’agit du conseiller national Daniel Brélaz (les Verts), des journalistes Vincent Bourquin (Le Temps), Serge Gumy (La Liberté) et Slobodan Despot (Antipresse). On le voit chacun d’eux vient d’un horizon très différent. Pourtant, à l’unisson, tous concluent à l’inutilité d’un tel achat en fondant leur rationalité principalement sur les deux arguments suivants :
- l’exiguïté de l’espace aérien suisse empêcherait une interception en raison des délais de réaction plus long que la très courte durée nécessaire à traverser le ciel de notre pays ;
- le peu de vraisemblance d’une attaque aérienne contre la Suisse (l’hypothèse russe est évoquée pour être rejetée). Pour eux l’affaire est donc entendue à l’aune de ce raisonnement se présentant comme rationnel et, comme tel, imparable.
Vis-à-vis de ce cartésianisme affiché, ma seule et modeste qualité réside dans l’étude de l’histoire de la guerre et des conflits armés depuis plus de trente ans. Or, tous ceux qui partagent avec moi cette activité scientifique le disent, la guerre n’est pas un phénomène rationnel ! Bien qu’elle représente près de 50% de l’histoire documentée de l’humanité, elle demeure encore et toujours peu prévisible, elle continue de surprendre les communautés humaines et d’y faire les ravages que l’on sait. Clausewitz qui, lui, s’est efforcé d’apporter une analyse rationnelle du phénomène guerre conclut que « la guerre est un caméléon ». À titre d’exemple, plus près de nous, aucun spécialiste, ni aucun service de renseignement (pas même les Israéliens) n’ont vu venir le Printemps arabe (2011) et les guerres qui ont éclaté dans ce contexte (Libye, Syrie).
La guerre est bel et bien le domaine de l’incertitude, et les prospectivistes (sérieux) ne le savent malheureusement que trop. Dans sa monumentale étude intitulée, The Future of War (Londres, 2017), le professeur Lawrence Freedmann relève que l’on a généralement tendance à penser la prochaine guerre dans les termes et les conditions de la précédente (p. ex. le spectre de la Guerre froide et d’une attaque aérienne russe) ou en fonction de certaines percées technologiques du moment (le hochet de la cyberguerre agité depuis quelques années par nos parlementaires et journalistes).
Alors que dire de la guerre aujourd’hui sans retomber dans les hypothèses sui generis de nos « stratèges en chambre » ? On peut avancer avec une certaine plausibilité que pour penser les guerres à venir, il faut précisément ne pas parler de la guerre, c’est-à-dire les scénarios s’inspirant de quelques événements et pronostics. Il convient plutôt d’aborder les sources de conflits qui plongent généralement dans la profondeur des sociétés, des cycles économiques, des structures politiques et, très rarement, dans la seule personnalité de quelques dirigeants (la fameuse reductio ad hitlerum). Dans cette optique et pour faire court, la guerre naît soit de la trop grande puissance des États (typiquement la période allant de la Révolution française à 1945) ou, au contraire, de leur trop grand faiblesse (comme c’est majoritairement le cas depuis la chute du Mur de Berlin).
A propos de cette « trop grande faiblesse des États », il serait nécessaire aujourd’hui de se préoccuper de notre grand voisin à l’ouest, la France. En effet, celle-ci est en train de sombrer rapidement dans le chaos et le désordre prolongé. En l’espace d’à peine deux ans, depuis la crise des Gilets jaunes (novembre 2018), l’État a semble-t-il perdu le contrôle de la situation, que ce soit par rapport aux revendications sociales (la grève générale de fin 2019) puis, maintenant, avec l’irruption d’une violence anarchique et omniprésente suite au déconfinement. La récession économique qui s’enclenche et dont la France et une des principales victimes en Europe occidentale va encore envenimer cette situation. Il faut donc se demander si, à l’horizon de 5 à 10 ans, la Suisse ne va pas se trouver avec un État failli de plus de 66 millions d’habitants sur sa frontière ouest. Ce qui pourrait alors en résulter relève, à ce stade encore, du brouillard de la guerre (on y revient).
Autre exemple, en termes différents toutefois, de cette « trop grande faiblesse des États », la discorde interne au sein de l’OTAN. L’Alliance atlantique se lézarde complètement : d’abord, ce sont les graves tensions en Méditerranée entre la Turquie d’un côté et la France et la Grèce de l’autre, ensuite cette même Turquie se rapproche de la Russie pour gérer le partage du gâteau libyen alors que, au même moment, les États-Unis sont en manœuvre aux frontières russes dans une optique de containment.
Que ressortira-t-il de tout cela : la déconfiture de l’OTAN, une France en faillite, un espace méditerranéen livré aux guerres chaotiques (Libye, Syrie) et aux appétits de nouveaux prédateurs (Turquie, Russie, Israël, Egypte) alors que le leadership américains s’efface chaque jour un peu plus ? On retrouve les maîtres-mots : incertitude, instabilité, fragilité, imprévisibilité.
Pour en revenir à notre sujet de départ, l’acquisition d’avions de combat : dans un tel contexte géopolitique bien malin celui qui pourrait dire si nous en aurons besoin (ou non), si nous serons engagés dans un conflit (ou non), si l’on se battra au couteau et à la Kalachnikov ou s’il faudra protéger notre espace aérien …
Quand la pandémie menace, il faut faire provision de masques. Mais là s’arrête la comparaison avec la maladie parce qu’en temps de guerre, le confinement ne peut pas être la réponse au manque de matériel et de préparation.