Politique de sécurité : les trois espaces d’importance stratégique du Forum d’entrepreneurs du Lilienberg

Les débats qui ont animé la campagne de votation sur l’acquisition de nouveaux avions de combat par la Suisse et le oui sur le fil le dimanche 27 septembre 2020 ont démontré de façon impitoyable que l’intérêt de la population suisse pour les questions de politique de sécurité est très faible, si ce n’est inexistant.

Pourquoi s’en étonner, dès lors que les questions de politique de sécurité sont généralement réduites à un non-sujet dans le débat public, tant pour des raisons électoralistes qu’idéologiques de la part des forces politiques.

Ce sombre constat devrait donner matière à réfléchir aux autorités, personnel politique, organisations nationales et à toutes les personnes actives dans le domaine de la politique de sécurité.

L’article Sicherheitsraum, Werteraum und Wirtschaftsraum: die für die Sicherheit der Schweiz strategisch relevanten Räume, publié sous l’égide du Forum d’entrepreneurs du Lilienberg, a pour ambition de proposer une approche propre à nous abstraire de la dispute gauche-droite qui ne roule que sur une logomachie inintelligible et déroutante pour la population. Il s’agit de concevoir une politique de sécurité dont le but et la mise œuvre soient intelligibles pour le plus grand nombre, car il y a urgence dans ce domaine.

Nous vous proposons ci-dessous sa traduction en français.


Sécurité, valeurs et économie : trois espaces d’importance stratégique pour la politique de sécurité de la Suisse

Titre original : Sicherheitsraum, Werteraum und Wirtschaftsraum: die für die Sicherheit der Schweiz strategisch relevanten Räume
Auteur : Christoph Vollenweider, Ermatingen – 07.05.2021 – Unternehmerforum Lilienberg
Traduction : François Monney – Publication sur LUVch avec l’aimable autorisation de l’auteur

La Suisse doit coopérer étroitement avec les États qui partagent les mêmes espaces de sécurité et de valeurs. Nous devons pouvoir compter sur eux en temps de crise. (Carte : Tim Reckmann)

La politique de sécurité traverse une période très difficile en Suisse. Avec un développement géopolitique de plus en plus confus, mais aussi déroutant, et une multitude de situations de menace plus diffuses que claires, il est difficile de garder la vue d’ensemble, même pour les experts, et d’en tirer des lignes directrices pertinentes pour la politique de sécurité de notre pays. Tour d’horizon.

Une frange importante de la population suisse n’est pas en mesure de comprendre les conséquences pour notre pays des événements et des développements mondiaux, notamment en raison de l’absence de débat public sur ce sujet, cela depuis de nombreuses années. Pour notre population, si la plupart des conflits sont bien réels (puisqu’ils sont portés à sa connaissance par les médias), ils ne sont pas vraiment déterminants pour autant, en raison de la distance géographique et culturelle qui nous en séparent. En revanche, des conflits armés autour de la Suisse susciteraient bien sûr un tout autre intérêt, mais du point de vue actuel, leur survenance est jugée improbable. Raison pour laquelle une politique de sécurité doit être conçue de manière simple et intelligible pour pouvoir être comprise et soutenue par la population. Elle doit se concentrer sur des domaines d’importance stratégique clairement définissables, c’est-à-dire des domaines tangibles et très importants pour notre pays. Le Forum d’entrepreneurs du Lilienberg, en collaboration notamment avec d’anciens diplomates suisses, a développé dans le courant de 2020 le modèle conceptuel des trois espaces déterminants vers lesquels devrait tendre notre attention stratégique – y compris la politique de sécurité. Il s’agit d’espaces géographiquement définissables auxquels la Suisse appartient, en l’occurrence ceux de la sécurité, des valeurs communes et du monde économique.

Notre espace de sécurité est l’Europe et sa périphérie

Nos planificateurs militaires n’ont pas attendu la fin de la guerre froide pour élargir leur champ de réflexions. Ils ont bien étudié les cas des menaces possibles et probables. Ils se sont concentrés sur l’Europe et ont admis que les conflits armés en Europe et à sa périphérie étaient des scénarios constituant des situations de menaces dangereuses [pour la Suisse]. Ce faisant, ils ont défini l’Europe comme espace de sécurité pour la Suisse, sans pour autant le nommer expressément ainsi. Même si depuis la chute du mur de Berlin l’Europe n’est plus celle de l’époque de la guerre froide, cet espace de sécurité, lui, n’a pas changé. Bien au contraire, il a même gagné en importance, et notre espace de sécurité demeure donc l’ensemble de l’Europe, jusqu’à l’Oural et au Caucase, ainsi que sa périphérie, y compris la rive Sud de la Méditerranée, l’Asie mineure et la Transcaucasie.

Tout ce qui se présente dans cet espace relève de notre politique de sécurité, car les crises et les conflits armés qui le traversent peuvent avoir un impact direct et indirect sur la Suisse. Et dans les régions qui forment cet espace de sécurité, beaucoup de choses ont évolué au cours des dix dernières années. Les intérêts des grandes puissances et des puissances régionales s’y affrontent férocement. L’ensemble de l’espace de sécurité de l’Europe sera, tôt ou tard, s’il ne l’est pas déjà, confronté aux conséquences des guerres, de la terreur, des déplacements de populations et des flux de réfugiés qui peuvent l’agiter. Et les exemples ne manquent pas : la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan à l’automne dernier, la situation toujours très tendue dans l’est de l’Ukraine, les conflits armés en Syrie et en Irak, la guerre civile en Libye, mais aussi les menaces d’Erdogan à l’encontre de la Grèce ou l’ombre de Poutine sur les États baltes.

Il convient donc que les responsables de notre politique de sécurité se fassent aujourd’hui des réflexions claires sur l’impact que ces conflits et points chauds pourraient avoir sur la Suisse, et sur les possibilités d’action de notre diplomatie en termes de gestion de crise ou de prévention des conflits, par exemple dans le cadre de l’OSCE ou de l’ONU. La politique étrangère devient donc une composante de plus en plus importante de notre politique de sécurité, car un petit État comme la Suisse est tributaire du respect du droit international et de l’application des mécanismes de prévention, de gestion et de résolution des crises.

En outre, un engagement en faveur de l’espace de sécurité européen et les considérations de politique de sécurité qui y sont associées libèrent également les partisans d’une défense nationale crédible du manque latent d’arguments, qui perdure depuis trente ans, face au fameux bon mot : « Qui veut donc nous attaquer ? nous ne sommes entourés que d’amis ! »

Les cybermenaces : un cas particulier

Les cyberrisques et les cyberattaques constituent un cas particulier. Ceux-ci émanent souvent de zones géographiques extérieures à l’espace de sécurité du continent européen, comme de l’Extrême-Orient, par exemple. Cela rend cette menace très diffuse, mais aussi dangereuse, car il est presque impossible de localiser les auteurs, et encore moins de les « épingler ». Les planificateurs en matière de cyberdéfense sont également confrontés à des questions très difficiles auxquelles il ne peut guère y avoir de réponses satisfaisantes : quand le seuil de l’agression est-il franchi dans une cyberattaque ? quels sont les moyens de défense et d’escalade mais aussi de désescalade disponibles ? Dans ce contexte, il faut parler de guerre hybride. Elle peut être caractérisée précisément par le fait que les frontières entre l’agression sous couvert et l’attaque manifeste sont très floues, ce qui complique la tâche de la partie attaquée pour s’armer et s’en défendre.

Une communauté de valeurs : tous les États qui partagent les nôtres

Contrairement à ce que l’imagerie populaire voudrait nous faire croire, la Suisse n’est pas un pays à part qui peut vivre ses nobles valeurs par la grâce de la neutralité. Notre pays est intégré dans la communauté internationale. Il appartient par ailleurs à une autre communauté, non déclarée explicitement comme telle : celle des États partageant les mêmes valeurs. Ces États sont clairement identifiables. Il s’agit de ceux dans lesquels prévalent la démocratie, l’État de droit, le libéralisme, les droits de l’homme, la reconnaissance du droit international, la solidarité et l’universalité, etc. Partageant une culture et des valeurs morales communes, ces États nous sont proches. Ils ne constituent donc pas un danger pour nous, pas plus qu’entre eux. C’est la raison pour laquelle la neutralité ne joue plus le même rôle que par le passé, tant dans notre espace de valeurs communes que face à des conflits extérieurs au-dit espace.

Et la règle suivante s’applique également à ces États de l’espace de valeurs communes : il est de leur intérêt supérieur de s’engager ensemble, dans la mesure du possible, à respecter strictement les règles du droit international. Car ce n’est qu’ainsi que les démocraties régies par l’État de droit pourront s’affirmer face aux puissances agressives au sein de notre espace de sécurité.

Quel est donc notre espace de valeurs ? Par sa nature même, il est très vaste : il comprend sans aucun doute la plupart des pays européens, mais aussi de nombreux autres pays comme le Japon, la Nouvelle-Zélande, l’Australie et le Canada. Concernant les États-Unis, on ne peut plus répondre par un « oui » inconditionnel à la question de savoir s’il en font encore partie, ou plus. Dans ce pays profondément divisé, les tentatives de restreindre le droit de vote à des groupes de la population jugés indésirables, la remise en cause par une partie très importante de la population des résultats des élections de novembre dernier et le renoncement temporaire aux principes de solidarité et d’universalité indiquent que le socle des valeurs communes n’est plus intact.

Espace économique

L’espace économique est le plus vaste espace géographique stratégique, car la Suisse mondialisée entretient des relations économiques avec presque tous les États du globe. Bien sûr, l’Union européenne est d’une importance stratégique pour la Suisse, car c’est avec ses États membres que notre pays entretient les relations économiques les plus intenses. L’espace économique comprend bien entendu également la Chine, en tant que deuxième puissance économique mondiale. Dans sa stratégie globale de conquête de l’hégémonie mondiale par tous les moyens disponibles, l’Empire du Milieu mise beaucoup sur les relations économiques pour atteindre ses objectifs. Les Nouvelles Routes de la Soie attestent cela. Raison pour laquelle la Chine ne peut être ignorée. L’intensité des efforts que Pékin déploie pour faire valoir ses intérêts, tout comme son ingérence dans les affaires d’autres États, poussent également cet immense pays à se rapprocher de plus en plus de notre espace européen de sécurité, sans que nous en soyons toujours très conscients.

Où trouver la plus grande sécurité possible ?

On constate aisément que ces trois espaces ne sont pas congruents et que par conséquent leur somme couvre de grandes parties du globe. Avec notre politique de sécurité et ses ressources très limitées, nous ne pouvons simplement pas nous concentrer sur tous les espaces simultanément. Nous devons donc nous limiter et essayer de définir les domaines auxquels nous voulons accorder une attention accrue, et ceux dans lesquels nous voulons trouver des partenaires en matière de politique de sécurité. Dans notre modèle conceptuel, nous nous intéressons à l' »intersection » de ces trois espaces, en l’occurrence aux pays qui appartiennent conjointement aux trois espaces définis, à savoir celui de sécurité, celui des valeurs et celui de l’économie. C’est sur ces pays que nous devons nous concentrer, car c’est là que nos intérêts convergent en définitive. C’est là que nous devons fournir nos efforts principaux. C’est là aussi que se trouvent nos partenaires naturels, parce qu’ils connaissent nos besoins en matière de sécurité, ils partagent nos valeurs et nous sont liés au plan économique !

Pour une sécurité optimisée

Nous obtiendrons la plus grande sécurité possible pour la Suisse et sa population si, d’une part nous faisons très bien notre travail concernant l’armée, et d’autre part nous coopérons avec les États qui appartiennent au même espace de sécurité et de valeurs. Ce sont principalement nos voisins. En situation de crise, il est extrêmement important de bien connaître ses voisins et de pouvoir compter sur eux. Toutefois, cette relation de confiance doit se construire sur le longue terme, par exemple au travers d’une coopération plus étroite, comme dans l’acquisition et le développement d’équipements de toutes sortes, mais aussi dans le domaine du renseignement, de la surveillance de l’espace aérien, etc. Les bonnes relations avec nos voisins doivent également être le résultat d’un échange équilibré. La Suisse est très attrayante à cet égard et elle a beaucoup à offrir.

Et rappelons-le encore une fois : plus les relations avec nos voisins sont bonnes, meilleure est la coopération en cas de crise ou de conflit – et plus grande est la sécurité que nous pouvons ainsi offrir à la population de notre pays.

Penser la politique de sécurité signifie ouvrir les yeux sur les intérêts stratégiques de notre pays, assumer nous-mêmes nos obligations et identifier les partenaires avec lesquels nous avons le plus de points communs possibles et qui sont fiables.


Politique de sécurité : les trois espaces d’importance stratégique du Forum d’entrepreneurs du Lilienberg

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