Air2030 – Utilité des avions de combat en Suisse : un scénario possible

Dans la série « Ce que nous ne lisons, n’entendons et ne voyons pas dans les médias romands« , un article de Georg Häsler Sansano qui démontre, scénario à l’appui, que remplacer notre flotte de F/A-18 Hornet par de nouveaux avions de combat ne revient pas à « préparer la guerre du temps passé » – comme se plaisent à le marteler les opposants à cet achat -, mais permet à la Suisse de se tenir prête à faire face aux nouvelles menaces qui pourraient peser demain sur elle et sur l’espace sécuritaire dans lequel elle est enclavée.


Voici un scénario qui supposerait l’engagement d’avions de combat par la Suisse

Georg Häsler Sansano, Berne – 08.09.2020, 05h30 – Neue Zürcher Zeitung
Traduction et liens hypertextes : François Monney – Publication sur LUVch avec l’aimable autorisation de l’auteur

Un F/A-18 s’élève dans le ciel de Payerne. Les avions de combat permettre de se préparer à faire face aux nouvelles situations conflictuelles. – Image © Peter Klaunzer / Keystone

Selon les opposants à l’acquisition de nouveaux avions de combat, une guerre en Europe est si improbable que cela rend le remplacement de nos F/A-18 inutile. Toutefois, aujourd’hui on recourt toujours à la force armée, mais elle s’emploie dans une zone grise, entre la situation de tension et le conflit ouvert.

Certes, nous donnons dans le pessimisme le plus pur, mais imaginons tout de même un scénario parmi les multiples possibles du moment : le président américain Donald Trump perd les élections en novembre ; il refuse de quitter la Maison Blanche. Des troubles armés sévissent dans tout le pays. Les forces armées américaines ne sont de fait plus en mesure d’intervenir dans le monde entier. La Russie saisit l’occasion de défier l’OTAN et en profite pour occuper plusieurs zones frontalières dans les États baltes. De fait, l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord s’applique : si un pays de l’OTAN est attaqué, il reçoit le soutien militaire de l’alliance. Mais là, le partenaire principal fait défaut.

Dans le même temps, les tensions en Méditerranée orientale augmentent. La Russie se précipite au secours de la Grèce, État membre de l’OTAN ; elle dépêche des navires de guerre pour protéger Rhodes d’une attaque prétendument imminente de la marine turque. Ankara nie évidemment avoir de telles intentions, et Athènes fait preuve de prudence en parlant aussi d’exercice. Cependant, compte tenu de la confrontation dans la région de la Baltique, les autres partenaires de l’OTAN réagissent nerveusement au rapprochement gréco-russe – en particulier la France. L’alliance est mise à l’épreuve. La Turquie dispose de la deuxième plus puissante armée de l’OTAN, après les États-Unis, mais elle poursuit désormais ses propres intérêts.

Les conflits ne suivent pas des schémas standardisés

Bien que la Suisse et la chaîne des Alpes semblent encore géographiquement éloignées des zones de tension, en pareilles circonstances, deux à quatre F/A-18 seraient néanmoins maintenu constamment en l’air pour réagir immédiatement à une violation de l’espace aérien. Les avions de chasse turcs ont – toujours selon approche pessimiste – survolé déjà par deux fois l’île italienne de Lampedusa située au large des côtes nord africaines. Rome tente la désescalade face à la démonstration de force turque dans les airs.

Mais au siège de l’OTAN à Bruxelles on s’inquiète. À Berne également : l’état-major du commandement des Opérations travaille par quarts et, sur la base des informations disponibles, il élabore des options pour fournir une réponse appropriée au cas où l’espace aérien suisse serait également violé. L’armée de l’air turque est en mesure de s’aventurer plus à l’ouest ; elle dispose de ravitailleurs en vol pour ses F-16 ; il en va de même pour la Russie. La Suisse pourrait subitement se trouver directement touchée par les tensions qui montent à la périphérie de l’Europe.

Retour à la réalité : Pälvi Pulli, responsable de la politique de sécurité du DDPS, est très sceptique face à de tels scénarios. Elle considère qu’ils ne servent qu’à alimenter l’imaginaire, mais ne disent pas grand-chose de leur probabilité de survenance.

Dans le document de base « Avenir de la défense aérienne », l’armée décrit « l’éventail des possibilités d’utilisation de la force et de la puissance dans et depuis l’espace aérien », en fonction de l’escalade d’un conflit. Le tableau présente certes les menaces possibles, mais ne les concrétise pas pour des raisons politiques. Les auteurs soulignent à juste titre qu’il n’existe pas de déroulement standardisé d’un conflit, ni de lignes de démarcation claires. L’ambiguïté est la règle, la clarté des intentions l’exception. Dans la plupart des cas, les acteurs concernés veulent éviter l’usage de la violence à visage découvert.

Provoquer pour mener la guerre de l’information

Aujourd’hui, ce ne serait ni la guerre ni la paix ; mais un entre-deux, une zone grise ; un peu comme dans notre scénario. Certes, la Suisse constituerait un théâtre d’opération annexe. Aussi, plus les informations sur la situation aérienne sont fiables, plus les Forces aériennes suisses peuvent se tenir prêtes à intervenir et plus la probabilité qu’un des acteurs viole l’espace aérien suisse est faible. Mais néanmoins, des avions de combat turcs ou russes pourraient tenter de passer à travers les Alpes pour provoquer une réaction. Même si la réaction est proportionnée, c’est-à-dire sans tirs de missiles ou manœuvres d’intimidation, l’autre partie pourrait utiliser son action pour alimenter sa guerre de l’information. Et une telle situation pourrait facilement dégénérer.

Il y a dix ans seulement, un tel scénario aurait été qualifié d’absurde et l’incrédulité se serait lue sur les visages. Aujourd’hui, la réalité dépasse la fiction. La Russie flirtant avec la Grèce qui se sent acculée par la Turquie ? Récemment, l’ambassade de Russie à Athènes a tweeté une photo du navire-école russe Smolny en visite dans le port du Pirée. Le navire retournera en Grèce en octobre. Par ailleurs, les provocations exercées au moyen d’avions de combat sont monnaie courante au-dessus de la mer Baltique et en Scandinavie.

Un incident particulièrement dangereux s’est produit en 2015 : deux bombardiers lourds russes Tupolev Tu-160, escorté par des avions de combat Sukhoï Su-30, ont contourné toute l’Europe depuis le Nord et sont entrés en mer Méditerranée pour mener une mission de combat en Syrie. Selon les médias britanniques, ils ont été interceptés et identifiés à la hauteur de l’Ecosse par des Eurofighter de la Royal Air Force. C’était clairement une démonstration de force et de puissance – et une escalade dans la guerre de l’information. L’opération a été filmée et diffusée sur Internet par le ministère russe de la Défense.

Une escalade incontrôlée

Pour être exhaustif, il convient de noter que la Russie perçoit la présence d’avions de combat de l’OTAN au-dessus de la mer Baltique comme une menace et elle dénonce des violations de son espace aérien.

Aujourd’hui déjà, l’Europe connaît des situations de tensions accrues à ses portes. Les incertitudes liées à l’évolution de la situation aux États-Unis vont provoquer un regain de nervosité au cours des mois à venir. En l’état actuel du monde, il n’est pas interdit d’élaborer des scénarios de situations de crises aiguës ou conflictuelles possibles, même aussi pessimistes que fictifs.

Avec sa décision de remplacer la flotte de F/A-18, le Conseil fédéral part du principe que la Suisse ne sera pas touchée par un conflit armé dans un avenir prévisible. Sinon, cela nécessiterait d’acquérir environ trois fois plus d’avions de combat que les quelque 30 nouveaux appareils qui pourront être achetés en cas de oui à l’arrêté fédéral de planification le 27 septembre prochain. Mais, avec ces nouveaux avions de combat, les Forces aériennes suisses doivent pouvoir s’entraîner à faire face aux scénarios les plus dangereux. En fonction des résultats, et sous réserve qu’il dispose encore du délai nécessaire, le monde politique pourra alors se résoudre à commander plus d’avions de combat ou opter pour une alliance avec nos voisins.

La phase suivante de notre scénario pessimiste montre à quelle vitesse la situation pourrait encore s’aggraver. Deux F-16 turcs traversent les Balkans et l’Autriche – en l’occurrence des pays disposant d’une défense aérienne faible – pour effectuer une démonstration de force à l’adresse de la France, à la suite d’un incident maritime impliquant un navire de guerre français au large des côtes libyennes. Malgré la présence de leur ravitailleur en vol, ils ne sont pas détectés à temps par les radars des pays de l’OTAN et ils parviennent à se faufiler jusqu’aux portes de l’espace aérien suisse. Seule l’intervention de F/A-18 suisses va pouvoir stopper ce raid et forcer les avions turcs à atterrir. Après cet incident, les parties en présence se réunissent à la table des négociations à Montreux. Ce scénario fictif finit donc mieux qu’il n’a commencé ; il permet surtout de prendre en considération l’importance de la sauvegarde de la neutralité.


Commentaire

Il nous est apparu pertinent de traduire en français l’article de Georg Häsler Sansano et de le publier ici. En effet, bien qu’il le qualifie de « sombre et pessimiste », son scénario ne met pas moins en lumière des éléments d’appréciation de la situation sécuritaire relevés sur LUVch. À savoir, les grandes manoeuvres russes SAPAD 2017 visant à isoler les pays Baltes de l’OTAN (cf. notre article consacré à la menace), et d’autre part l’importance de ne pas laisser la Suisse devenir un vide ou un marais stratégique, tant pour nos voisins que pour l’OTAN (cf. notre commentaire sous notre traduction d’un article de Stefan Schmid).


Air2030 – Utilité des avions de combat en Suisse : un scénario possible
Tagged on: